Colloque 2

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Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre

Colloque Je est un autre: regards croisés sur les frontières de l'identité.
Le mardi 11 février 2014, au Centre des arts et des sciences de l'Université de Montréal. Sous la présidence du philosophie Charles Taylor

dimanche 23 février 2014

Colloque Je est un autre: Rudolf Boutet

Voici la présentation de M. Rudolf Boutet.

Pour visionner la présentation sur Youtube, cliquez ICI



L’identité de la tradition dans sa mobilité historique


Le rôle proprement identitaire de la tradition se trouve aujourd’hui largement mis à mal. Une certaine forme de progressisme social nous amène à tout simplement associer les phénomènes de tradition à un traditionalisme conservateur, dont il faudrait dénoncer les idéologies rétrogrades. Évidemment, l’inconfort que plusieurs ressentent à l’endroit de certaines traditions n’est pas totalement à remettre en cause. Il est vrai qu’en réponse aux différents malaises que provoquent le relativisme contemporain et l’état multiculturel de nos sociétés, on constate de plus en plus la tentation de se réfugier dans un conservatisme des valeurs, souvent exclusif et homogénéisant, parfois même ethnocentrique. Or, si la tradition n’entraînait qu’un tel traditionalisme, il serait aisé de montrer comment elle ne ferait que contribuer à l’oppression des groupes minoritaires, d’où l’inconfort et la nécessité d’un rapport critique à son égard. Toutefois, il me paraît préjudiciable d’identifier aussi spontanément toute appartenance à la tradition avec un conservatisme de ce genre. N’y a-t-il pas une différence entre se réclamer d’une tradition et faire l’éloge du traditionalisme ? N’y a-t-il pas une voie identitaire mitoyenne entre le traditionalisme passéiste et le progressisme qui rejette a priori toute tradition ? Certainement. Néanmoins, une telle voie identitaire demeure dissimulée tant que l’on entretient une image figée de la tradition. C’est cette image que je souhaiterais ici réviser, en me basant sur quelques idées développées par certains grands penseurs du mouvement herméneutique contemporain, en particulier Hans-Georg Gadamer et Paul Ricœur. 

Je commencerai par poser trois questions au sujet de l’essence de la tradition : 

1/ Qu’est-ce que la tradition ? 
2/ par quel moyen nous est-elle essentiellement transmise ? 
3/ quelle est la fonction historico-sociale de sa transmission ? 

À la première question, je répondrai que les traditions sont fondamentalement des propositions de sens, transmises historiquement, et dont l’agir au présent nous affecte de manière préréflexive. Gadamer écrit à ce propos que la tradition est « le fait d’être valable (gelten) sans avoir été préalablement fondé en raison » (Gadamer, Vérité et Méthode, 1996, p. 302). Nombreuses de nos mœurs, de nos règles de bienséance, même de nos normes morales, relèvent d’un tel cadre traditionnel, par lequel les choses et nos comportements s’imposent comme évidents. Ce qui ne veut pas dire qu’il est impossible d’argumenter en faveur des traditions. Au contraire, plus une tradition s’impose d’elle-même plus, en général, nous trouvons aisément les raisons pour légitimer sa valeur. Nous pourrions, pour exemplifier ce phénomène, évoquer une tradition très chère à l’Occident : la tradition démocratique. Autant il est possible dans les milieux intellectuels de critiquer ou de défendre la démocratie, autant il est rare d’entendre des voix s’élever, dans la population en général, contre le principe du suffrage universel en tant qu’il est garant de la légitimité des gouvernements. Le peu de contestation à l’endroit de la démocratie doit-il nous faire conclure que les raisons en sa faveur ont triomphé ? Que tous lui donnent un assentiment éclairé et réfléchi ? Cela est possible. Néanmoins, on pourrait aussi croire que si elle continue de s’imposer comme elle le fait dans nos États, c’est peut-être parce que la tradition démocratique définit a priori notre horizon politique, parce qu’elle en constitue le sol traditionnel et que c’est à partir d’elle que nous questionnons le reste de la vie publique. 

Deuxième question : comment la tradition se transmet-elle ? Son mode privilégié de transmission est sans aucun doute linguistique. Il est « de l’essence de la tradition, écrit Gadamer, d’exister dans le milieu qu’est le langage » (Gadamer, Vérité et Méthode, 1996, p. 411). Par là, Gadamer entend que non seulement les traditions politiques, religieuses, ou philosophiques, se communiquent de façon langagière, par des textes ou d’autres formes de discours, mais que ces traditions façonnent l’univers symbolique même de nos langues, de nos arts et de nos modes d’expression en général. Cela est particulièrement évident en philosophie. L’œuvre du philosophe allemand Martin Heidegger nous a montré à quel point il était difficile de penser les questions philosophiques essentielles en-dehors des habitudes de langage contractées par la tradition métaphysique. Heidegger nous rend par là sensibles à l’efficace silencieuse de la tradition. Qui plus est, il montre que notre participation à la tradition se fait souvent à notre insu, par notre emploi de certains mots, de certaines formules ou par l’entretien de certaines représentations collectives. C’est pourquoi Heidegger pouvait écrire : « Quoi que ce soit que nous essayions de penser et de quelque manière que nous nous y prenions, nous pensons dans l’atmosphère de la tradition » (Heidegger, « Identité et Différence », dans Question I et II, 1968, p.275-276). Ce qui signifie qu’avant même que l’on s’en réclame consciemment, la tradition affecte largement notre contexte de vie, nos croyances et nos moyens de penser. 

Troisième question : quelle fonction remplit la tradition dans nos vies ou dans nos sociétés ? Je dirais qu’elle consiste avant tout à nous relier au passé, à établir un élément de continuité à travers les divers moments de l’histoire, et qu’elle contribue ainsi à l’impression que notre vie participe d’un dessein plus large. Cet élément de continuité, que rend possible la tradition, est d’autant plus important que notre vécu moderne de l’histoire est largement marqué par une expérience de discontinuité, notamment le sentiment de discontinuité que nous éprouvons face à un certain mode de vie traditionnel. La Modernité a en effet tendance à se définir par ses ruptures, ses schismes et ses progrès à l’égard de tout un ensemble de croyances, de valeurs ou de normes provenant du passé. Son attachement à la tradition ne peut donc être que très modéré, voire inexistant. 

Mais l’expérience de discontinuité, propre à notre contexte moderne, ne peut cependant jamais être totale. Comme je l’ai déjà évoqué, à la suite de Heidegger et de Gadamer, je crois que nous demeurons constamment dans un univers de sens où nombreuses traditions exercent leur influence, en déterminant d’emblée notre horizon de pensée. Il faudrait même dire que l’efficace des traditions est à l’œuvre dans notre évaluation même des traditions. À cet égard, la méfiance suspicieuse à l’endroit de tout contenu traditionnel est peut-être la posture intellectuelle la plus à même de laisser agir insidieusement certaines traditions, et ce, sous couvert d’objectivité. Il vaut peut-être mieux, comme le croit Gadamer, cesser d’objectiver les traditions comme de simples choses du passé, et commencer à les comprendre en entrant en dialogue avec elles. Pour ce faire, il faut d’abord accepter qu’une conduite morale pleinement éclairée n’est pas une possibilité propre de l’être fini et historique de l’homme. Nous sommes, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, des « êtres-affectés-par-le-passé », ce qui signifie que l’histoire est à l’œuvre dans nos vies et que les traditions constituent le point de départ préréflexif de notre agir et de notre pensée (Ricœur, Temps et récit, t. 3, 1985, p.391). Ce qui ne veut pas dire que l’on doive soustraire nos traditions à toute évaluation critique, mais simplement les recevoir d’abord comme des propositions de sens potentiellement parlantes pour notre situation de vie. C’est ce que veut dire Gadamer lorsqu’il écrit : « La tradition et la transmission gardent leur sens véritable non par le maintien opiniâtre du traditionnel, mais dans la mesure où elles représentent un partenaire expérimenté et constant dans le dialogue qui nous constitue. Dans la mesure où elles répondent et pour autant qu’elles libèrent ainsi de nouvelles questions, elles démontrent leur propre effectivité et leur vitalité toujours agissante » (Gadamer, Langage et Vérité, 1995, p.83). 

Autrement dit, les traditions ne sont pas des entités objectives et fixes, uniquement constitutives d’époques révolues ; elles vivent de notre tentative de nous comprendre à travers elles. Ce ne sont pas toutes les propositions de sens qui résistent aux bouleversements de l’histoire. Si une tradition subsiste à travers les époques, c’est peut-être parce que sa profondeur autorise divers contextes à réactualiser ou à réinterpréter le sens qu’elle transmet. C’est que la richesse d’une tradition réside justement en sa capacité de persévérer à travers l’histoire, mais toujours selon la lumière propre que peut y jeter chaque époque ou contexte de vie. Je reprends ici une idée-clé de la théorie de l’interprétation de Gadamer, qui veut que toute compréhension soit application au présent. Vivre en référence à une tradition ne signifie donc pas seulement l’accepter bêtement. Il s’agit de découvrir le sens qu’elle propose, en éprouvant sa capacité à s’appliquer dans la situation présente. C’est seulement de cette manière que l’on peut espérer rester fidèle à sa prétention de dire quelque chose sur le réel. Qu’une tradition vivante s’interprète « en son identité et pourtant toujours autrement », comme l’affirme Gadamer, c’est là le grand paradoxe du phénomène de la tradition, considéré sous l’angle de sa mobilité historique (Gadamer, Vérité et Méthode, 1996, p.334). Paradoxe que nous expérimentons tous lorsque nous nous comprenons nous-mêmes au sein de nos particularités, à l’aune de ce qui nous est transmis par le passé. 



Faisons à présent le pont entre le problème de la tradition et le thème de notre débat. Qu’est-ce que cela signifie que de se définir par son appartenance à la tradition à la suite de ce que nous venons de prendre en considération ? Cela signifie d’abord que le rapport à la tradition est à la fois un rapport à nous-mêmes et un rapport à un autre. Rapport à un autre en ceci que la tradition nous ouvre sur l’altérité du passé ; rapport à soi, car cette ouverture se réalise par la communication de quelque chose au présent, qui nous affecte toujours-déjà plus ou moins consciemment. Nous retrouvons ici le problème que pose le titre même de notre colloque, « Je est un autre ». C’est que l’identité que l’on se forge à travers la tradition est précisément, pour reprendre l’idée de Charles Taylor, une identité dialogique, qui reste en dialogue avec son histoire (Taylor, The Ethics of Authenticity, 1991, p. 32-35). Or ce dialogue nécessite que l’on réactualise, en le rendant parlant pour notre contexte, un passé sédimenté, dont l’efficace se fait néanmoins sentir, mais de manière souvent inconsciente et in-pensée. Je reprendrai ici l’idée du philosophe français Paul Ricœur suivant laquelle la tradition se doit d’être représentée, quand elle le peut, comme un héritage qui nous est légué, et dont le legs peut prendre pour nous la forme d’un devoir auquel est convoquée notre humanité. Ricœur va même jusqu’à affirmer que le salut de notre temps devra passer par une reconnaissance des divers héritages du passé, qui nous ont été transmis par nos grandes traditions, lesquelles sont pour lui en parallèle des Lumières, « la Torah hébraïque », « l’Évangile de l’Église primitive » et « l’éthique grecque des vertus » (Ricœur, Lecture 1, 1991, p.173). 

Il reste que comprendre en quoi nous sommes redevables des ces traditions, et en quoi elles peuvent encore communiquer quelque chose de valable, de vrai, pour notre temps, requiert de notre part que nous les rendions fécondes. Or ce n’est certainement pas en se résignant à un traditionalisme qui élude les particularités de notre époque, ses avancées sociales, ses nouvelles évidences, et les changements au niveau de ses différents contextes de vie, que l’on pourra réaliser une telle exigence. Il faut certainement éviter de se soumette aveuglément aux traditions, si l’on veut leur redonner place dans les débats actuels sur le bien, la justice, ou même l’identité. Cependant on doit reconnaître que nous ne pouvons nous engager dans un débat effectif sur le sens et la vérité de nos choix que si, comme l’écrit Ricœur, « nous appartenons, avant tout geste critique, à un règne de la vérité présumé » (Ricœur, Temps et récit, t. 3, 1985, p.410). Et de quoi serait constitué ce règne sinon, en bonne partie, des traditions et des institutions qui les maintiennent ? 

En somme, trois conséquences me paraissent découler de ce bref exposé à propos de la tradition. Premièrement, l’appel à la tradition dans la formation de notre identité n’est pas forcément le privilège d’une identité traditionaliste, ce peut être un appel ouvert et dialogique, voire même critique. Deuxièmement, en tant que nous subissons toujours-déjà en quelque sorte l’influence de nombreuses traditions, tenter de les comprendre sans prendre à leur égard une distance « objectivante », permet d’approfondir notre compréhension de nous-mêmes, de notre histoire, et de notre situation actuelle propre. Troisièmement, comme l’a déjà suggéré Charles Taylor dans Sources of the Self, réclamer son appartenance à une tradition peut s’avérer être une manière d’assumer plus « pleinement » (fully) et de façon mieux éclairée un mode particulier de voir les choses, qui traversait peut-être déjà ce que nous étions, mais de manière plus ou moins réfléchie (Taylor, Sources of the Self, 1989, p.504). Bref, penser les problèmes de notre identité dans un contexte aussi marqué par le relativisme, appelle à mon sens une pensée de ce que nous sommes en regard des héritages que nous recevons de notre passé. Ce que nous voulons être, doit toujours se rattacher à ce que nous pouvons être. Et sur nos propres possibilités, il va de soi que la tradition peut largement nous renseigner. C’est là probablement que réside son principal héritage. Certes, cet héritage peut parfois être difficile à assumer, puisqu’en tout héritage, nous héritons aussi des dettes de nos prédécesseurs. Mais peut-être est-ce là justement la tâche qui nous incombe aujourd’hui que d’effacer les dettes contractées par l’héritage de nos traditions en faisant fructifier le legs des biens qui les accompagne.

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