Colloque 2

Colloque 2

Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre

Colloque Je est un autre: regards croisés sur les frontières de l'identité.
Le mardi 11 février 2014, au Centre des arts et des sciences de l'Université de Montréal. Sous la présidence du philosophie Charles Taylor

mercredi 26 février 2014

Colloque Je est un autre: Roxanne Robillard

Voici la présentation de Mme Roxanne Robillard.

Pour visionner la présentation sur Youtube, cliquez ICI


Le pari de la commensurabilité : le traitement corporel dans les œuvres interculturelles de Sidi Larbi Cherkaoui

            À l’image de nos expériences humaines, les créations du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui sont indéniablement marquées par les répercussions de la mondialisation et des flots migratoires qu’elle engendre. Complexes, intrigantes et déstabilisantes, invitant à un retour sur soi, elles rappellent que les mutations sociales entraînées par la contiguïté des différentes cultures mettent forcément à l’épreuve nos présupposés existentiels ainsi que l’ensemble de nos croyances. Bien qu’aux yeux de certains ces rapprochements interconfessionnels et interculturels se révèlent synonymes de fragilisation et de tensions, il semble que ce chorégraphe autodidacte les conçoive plutôt comme l’occasion d’un partage fructueux, comme la possibilité d’un enrichissement mutuel.

Par sa pratique scénique, Cherkaoui récuse en quelque sorte cette perspective postmoderne et déconstructiviste qui reconnaît dans toute volonté de compréhension une volonté d’appropriation, d’assimilation et de domination de l’altérité (Grondin, 2006, p.93-105). Une perspective selon laquelle, par conséquent, les valeurs et les croyances seraient radicalement « incommensurables » d’une culture à l’autre. Loin de consentir à cette thèse de l’incommensurabilité, qui nous prétend captifs de nos univers de sens respectifs (1), ce créateur belgo-marocain fait plutôt le pari d’une ouverture à l’Autre, « un pari du "danser ensemble" pour réussir à vivre ensemble. » (Kerouanton, 2004, p. 71)

Animé par une interrogation sur les conditions et les possibilités même du dialogue, Cherkaoui multiplie les collaborations artistiques. Il semble que ce soit avant tout l’héritage spécifique de chacun de ses collaborateurs, à savoir leur inscription physique et symbolique dans un champ social donné, qui agit ici en tant que moteur de la création. Souple, vivante et étonnement complexe, la grammaire chorégraphique à laquelle il travaille se métamorphose effectivement au gré des rencontres qu’il provoque. Si la liste est longue des face à face espérés et exhaussés qui teintent l’ensemble de son œuvre, trois de ses (co)créations seront ici utilisées pour illustrer mon propos : le duo zero degrees, créé en 2005, avec le chorégraphe et danseur anglo-bengali Akram Khan ;  Sutra, une production de 2008, qui a vu le jour suite au passage de Cherkaoui dans un temple bouddhiste de la province chinoise du Henan et qui est élaborée à partir de sa rencontre avec les moines shaolin y habitant ; et finalement, BABEL(Words), une œuvre élaborée avec le danseur français Damien Jalet, présentée en 2010, et rassemblant de nombreux interprètes aux horizons culturels variés. 

Ces trois pièces, représentatives de l’ensemble de ses propositions scéniques, illustrent toutes à leur manière notre appartenance corporelle à un monde commun, c’est-à-dire une appartenance assurant une communication toujours possible. En m’appuyant sur ces œuvres, je tâcherai de démontrer comment Cherkaoui, à partir de l’expérience corporelle, témoigne de la commensurabilité de nos univers de sens respectifs. Pour ce faire, je décrirai les principales caractéristiques de sa grammaire chorégraphique qui font signe vers la perméabilité de nos frontières corporelles, pour ne pas dire de nos frontières identitaires. 

Dans une perspective plus large, il s’agira également de démontrer comment Cherkaoui, à partir de l’expérience corporelle, pose la différence comme vecteur de mise à l’épreuve réciproque, pour ne pas dire de révision, de ce que Hans-Georg Gadamer nomme nos « horizons de précompréhension ».



zero degrees (2005)

Des espaces modulables assujettis à des êtres corporels
Tout d’abord, l’un des premiers constats à l’égard des (co)créations de Cherkaoui est que la frugalité, la sobriété et le dépouillement des espaces scéniques semble nécessaire à la mise en valeur de différents codes d’expressions culturelles. Ses collaborations avec des artistes en arts visuels ont donné lieu à des installations scéniques modulables, manipulables et transformables par les interprètes. Non seulement cette approche plus conceptuelle de la scénographie suscite-t-elle une implication physique de la part des danseurs, celle-ci cherche de surcroît à mettre en exergue leur présence charnelle, leur existence brute et incarnée.

Devant la contrainte matérielle que représentent ces objets scénographiques, les interprètes sont appelés à s’épauler et à s’investir concrètement et personnellement, afin de créer des univers singuliers, toujours inachevés. Peut-être est-ce une première façon pour Cherkaoui de témoigner aussi bien de notre appartenance à un monde commun que du fait que notre corps, pour reprendre la formule de Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, « est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système. » (1945, p. 245)

Ces espaces conceptuels, à l’intérieur desquels règne un certain principe de régénération, de réorganisation et de transformation, rivalisent également de naturel et de sobriété, tant ils apparaissent désencombrés de tout dispositif électronique ou technologique. La pratique scénique de Cherkaoui, qu’il veut artisanale, contraste pour le moins avec notre réalité où, comme le souligne le philosophe Gabor Csepregi, « l’expansion des communications électroniques réduit […] le nombre des rencontres face à face, spontanées, dans la rue et engendre tout un réseau de formes de communications désincarnées » (Csepregi, 2008, p. 6).

À ce phénomène latent dans nos sociétés actuelles, qui produirait « une tendance à ignorer les résonances subtiles du corps » et qui se traduirait par  une sorte d’insensibilité généralisée, Cherkaoui lui répond par une sur-exposition de la chair. Les rapports de contiguïté qu’il met en scène tranchent avec toute expérience corporelle médiatisée impliquant des mécanismes technologiques et confortant une certaine indolence physique (Ibid., p. 5). Pour citer de nouveau Merleau-Ponty, il m’apparaît que ce chorégraphe s’emploie ainsi à « réveiller l’expérience du monde tel qu’il nous apparaît en tant que nous sommes au monde par notre corps, en tant que nous percevons le monde avec notre corps. » (1945, p. 249)

La sensibilité et la conscience corporelles sont hautement sollicitées dans son esthétique chorégraphique, puisqu’elles jouent un rôle cardinal dans nos existences : elles sont essentielles à l’engagement dialogique avec autrui, au partage et à l’empathie. La mise en valeur de notre appartenance corporelle à un monde commun, dans un espace où les interventions visuelles sont extrêmement réduites, signale, en somme, une volonté de développer un discours s’ancrant fermement dans une forme de communication non-verbale – à savoir, une forme d’expression corporelle qui contient en soi un éventail de codes culturels d’expression et de communication.

Différentes corporéités : discours corporels singuliers
Dans ces espaces scéniques, dont la frugalité n’a rien d’anodin, les danseurs parviennent facilement à exposer leur corporéité singulière aux spectateurs. Différents de par leur présence, leur façon unique de se mouvoir, aussi bien que par leur habillement, ces interprètes aux « morphologies dépareillées » (Febvre, 1995, p. 66) laissent transparaître, dans l’ensemble des chorégraphies de Cherkaoui, certaines composantes de leur identité, de leur personnalité.

En ce sens, ce chorégraphe préconise des corps singuliers, porteurs de leur propre histoire, qui s’ancrent au monde tel que nous le connaissons et le partageons. Loin de toute volonté d’uniformisation et rejetant toute forme de corporalité qui serait de l’ordre du corps objectivé ou mécanisé, Ckerkaoui semble adopter une vision merleau-pontienne qui dépeint l’être corporel comme un véritable « nœud de significations vivantes » (Merleau-Ponty, 1945, p. 188). Porteur de sens, le type corps qu’il met en scène n’est donc pas étranger à la notion phénoménologique de « corps propre » dont l’expérience, soutient Merleau-Ponty, « s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité. » (Ibid, p. 241)

La scène d’ouverture de Sutra illustre de juste façon cette mise en relief de ce corps vécu, c’est-à-dire de cette corporéité signifiante. La première image qui est donnée est celle du chorégraphe et d’un enfant chinois, respectivement en veston et en habit traditionnel de moine. Assis en tailleur l’un face à l’autre sur un caisson d’aluminium, à l’avant du plateau, côté jardin, ils s’apprivoisent mutuellement par l’intermédiaire d’un jeu de blocs de bois qui se trouve entre eux. La rencontre initiale a déjà eu lieu. Au centre de la scène, une réplique de ce jeu, sous la forme d’un muret composé de boîtes de bois à l’échelle humaine, dans lequel une épée a été insérée. Au lointain, les musiciens, dissimulés derrière une toile diaphane, surplombent l’aire de jeu. Après un moment d’observation mutuelle, Cherkaoui lève la main gauche et l’avance vers l’enfant. Simultanément, un moine, une réplique adulte de l’enfant, fait son entrée depuis les coulisses derrière eux et s’avance vers le muret, en suivant étroitement la diagonale tracée par l’index de Cherkaoui.

Dès le début de ce spectacle, qui amalgame habilement danse, théâtre, acrobatie, arts martiaux et arts plastiques, trois morphologies bien distinctes sont mises en évidence. L’état de corps du danseur contemporain côtoie la candeur de l’enfant et l’énergie brute du moine guerrier. Chacune de ces entités concrètes est porteuse de ce que Michèle Febvre nomme une infra-théâtralité, c’est-à-dire une configuration unique « inscrite dans la corporéité de chacun […], que non seulement la danse a façonnée, mais que leur histoire personnelle (biologique, psychologique et sociale) a transformée. » (1995, p. 66) 

Le choix de faire ainsi référence aux horizons identitaires de chacun implique que ces derniers se posent en véritables sujets de la création. Autrement dit, après avoir favorisé et nourri des moments de socialité avec ces moines durant son séjour dans leur communauté, Cherkaoui cristallise et matérialise l’expérience biographique vécue de part et d’autre. Dans des espaces ouverts, conçus et travaillés pour éveiller et stimuler la réceptivité corporelle à l’Autre, il donne littéralement à voir les corps réels, les individus, qui sont entrés en contact et qui ont échangé tout au long du processus de création. Ainsi, au cœur de Sutra transparait le récit d’une rencontre réelle et authentique. Plus précisément, celle de deux univers culturels distincts dont les différences sont d’emblée naturellement soulignées par les corps, mais dont la curiosité réciproque de leurs représentants a suscité l’émergence d’un langage corporel partagé.

Sutra (2008)

La gestuelle : essence des caractères ethniques
Face à Sutra, le spectateur est en effet appelé à faire la découverte d’un langage partagé, en ce sens que celui-ci préserve à la fois l’essence du geste de combat relatif au kung fu pratiqué par les moines ainsi qu’une certaine harmonie du corps dansant. L’expérience de l’altérité qui réside au cœur de cette création mène, me semble-t-il, à une forme de contamination réciproque où les langages corporels, respectifs à Cherkaoui et aux moines, se trouvent déplacés, voire distendus, par rapport à leur position initiale.

Un des tableaux de Sutra est particulièrement évocateur en regard de cette hypothèse : les moines, à l’exception de l’enfant, ont tous troqué leur habit traditionnel contre un complet noir. Au pas de course, ils se déplacent au travers des boîtes de bois désormais disposées à la verticale au centre du plateau (la boîte d’aluminium associée à Cherkaoui, elle aussi à la verticale, demeure cependant à l’écart, côté jardin). Sur des rythmes de piano et d’instruments à cordes de plus en plus pressants, leurs trajectoires sinueuses, ponctuées de sauts et d’acrobaties, s’entremêlent sans que leurs regards se croisent.

Au cri de l’un d’entre eux, ils grimpent simultanément sur les caissons. Debout sur ceux-ci, ils lèvent les yeux au ciel tandis que Cherkaoui, en décalage, arrive à son tour en courant. Au moment où il se positionne face à eux, et par conséquent dos au public, tous s’assoient en tailleur – Cherkaoui en retrait au sol et les moines au sommet de leur « tour », telles de réelles statues bouddhiques. C’est alors que, tous en chœur, ils exécutent une chorégraphie dans laquelle seules les extrémités du haut du corps sont sollicitées. Le visage, les bras, les mains et les doigts, véritables sièges de l’expression, entament gracieusement une suite de gestes extrêmement codifiés : les mains jointes sur le cœur ; les bras en extension verticale ; la tête relevée vers le ciel ; les doigts exécutant alternativement divers signes qui, bien qu’indéchiffrables pour un quelconque novice en bouddhisme, se voient instinctivement associés au recueillement, à la prière ainsi qu’à la méditation.

S’appuyant sur l’idée, entre autre véhiculée par l’anthropologue américain Edward T. Hall, selon laquelle « les systèmes non verbaux sont étroitement liés à l’ethnie – [qu’] en fait ils forment l’essence même des caractères ethniques » (1979, p. 83), il est possible de déceler dans cette disposition corporelle une sorte de symbolisation de l’enseignement et de l’apprentissage. Cette relation intersubjective, où Cherkaoui est détaché du groupe qui le surplombe, donne en fait l’impression qu’il assiste à une de leurs séances habituelles de recueillement. 

Cet échange renvoie donc d’une part à l’expérience réelle vécue par Cherkaoui lors de son séjour au temple des moines et durant lequel il s’est livré à un travail de d’apprivoisement et d’imprégnation d’un langage corporel porteur d’une tradition millénaire. D’autre part, cette interaction indique également une sorte de passation métaphorique de la culture de ces derniers à l’endroit de Cherkaoui. Face à ce corps collectif, la posture de ce dernier rappelle, en ce sens, celle de l’apprenti, de l’enfant, mot tiré du latin in-fans, qui signifie « qui ne parle pas ». C’est donc par une gestuelle mimétique tirée du quotidien des moines que Cherkaoui apprivoise graduellement le langage corporel d’une culture autre, c’est-à-dire son système symbolique. En absorbant cette gestuelle renfermant l’essence des caractères ethniques de cette communauté, il acquiert essentiellement de nouveaux outils de communication lui permettant de se mettre au diapason avec elle.

            Puisque Edward T. Hall nous rappelle que dans toute rencontre interethnique, « l’interprétation correcte du comportement verbal et [surtout] non verbal de l’autre conditionne les échanges à tous les niveaux » (1979, p. 83), ce partage gestuel illustre de manière concrète et élémentaire la possibilité même du dialogue. Loin de mettre en scène une situation d’incommensurabilité, Cherkaoui met en relief une porosité d’univers charnels et sensoriels distincts qui ouvre vers une possibilité d’entente, de compréhension mutuelle.

Cette interpénétration des formes d’expressions corporelles dans Sutra semble le résultat de ce désir, couramment évoqué par Cherkaoui, de comprendre l’Autre, de saisir son langage. « La collaboration me passionne, car je sais que j’apprendrais beaucoup moins si j’étais seul […]. Cette relation dresse parfois des murs, mais ouvre aussi des portes », précise-t-il (2006, p. 21). Affairé à générer un espace commun d’interlocution, Cherkaoui accepte de se laisser happer les arrière-plans culturels à partir desquels cette communauté interprète le monde. En d’autres mots, il taille une place à l’intérieur de lui, il ouvre la porte à ces éléments dont il soupçonnait vaguement l’existence. C’est ce que je me risquerais d’appeler une fusion des horizons, selon les perspectives gadamérienne et taylorienne (Taylor, 2002, p.287).

Babel (words) (2010)

Effet miroir : être en prise sur le monde
Cette métaphore du miroir, à savoir les interprètes exécutant face à face la même séquence gestuelle de bras et de mains, est récurrente dans les collaborations de Cherkaoui. Dans l’une des premières scènes de zero degrees, par exemple, Cherkaoui et Khan apparaissent, debout au centre du plateau, dans un étroit corridor de lumière. L’un face à l’autre, dans le silence le plus complet, ils s’inclinent doucement jusqu’à ce que leurs fronts se touchent. D’abord immobiles, ils soulèvent ensuite simultanément l’un de leurs bras qui pendaient le long de leur corps. Dès l’instant où leurs mains se rencontrent, se « déclenche alors une danse dédoublée de bras et de mains, comme si chaque interprète se trouvait face à son miroir. » (Khoury, 2009, p. 19) Cette exécution simultanée de gestes répétitifs très fluides et vaporeux donne ainsi naissance à une figure corporelle composée de deux corps distincts. L’entremêlement de leurs extrémités et le déploiement d’une gestuelle chorégraphique détaillée se font de manière si organique qu’il en vient difficile de discerner à qui appartiennent les mains et les bras. Ils ne font plus qu’un.

En permettant que l’un des danseurs se réfléchisse aussi parfaitement dans l’autre, le procédé imitatif ici mis en œuvre semble suggérer, dans un premier temps, qu’il est possible de se reconnaître en autrui, dans la mesure où, malgré nos appartenances culturelles distinctes, subsistent toujours quelques similarités qui nous relient de facto. Puisque l’effet mimétique est ici chorégraphié de sorte à ce qu’il y ait toujours un point de contact entre les deux corps, ceux-ci paraissent éprouver et ressentir, par stimulation tactile, la frontière cutanée qui s’érige entre eux. Si, le toucher cisèle la « présence au monde par le rappel permanent de la frontière cutanée », comme le rappelle l’anthropologue et sociologue David Le Breton (2006, p. 179), la gestuelle en miroir tend ici, dans un second temps, à suggérer qu’au-delà de cette limite matérielle, de cette frontière cutanée, se transmettent tout de même certaines données corporelles et culturelles.

Le deuxième segment de ce même extrait montre bel et bien des êtres réceptifs et enclins à l’échange. Attentifs à ce que le corps de leur partenaire suscite dans leur propre chair, Cherkaoui et Khan s’adonnent à une danse plus libre, plus créative. La symétrie parfaite qui s’opérait en premier lieu laisse tranquillement place à quelques variantes. Sur les toutes premières notes de musique du spectacle, le même phrasé de mains et de bras qui s’entrelacent est répété par les deux interprètes, à la différence près qu’ils y intègrent subtilement de nouveaux éléments : une seule des quatre mains se libère de son étreinte pour se lever au-dessus de la tête des danseurs, ou se poser sur une hanche au lieu d’une épaule, par exemple.

Le reflet entre les mouvements de Cherkaoui et ceux de Khan ne peut donc plus être identique, ce qui donne l’impression que la spécificité corporelle de l’un tente de s’imposer graduellement à celle de l’autre. Cette sensation semble générée par le fait que leurs points d’appui deviennent discrètement les endroits par lesquels l’un d’eux parvient à influencer la gestuelle de son partenaire. Ainsi, pour que la figure corporelle composée de leurs deux corps continue d’être mouvante, ces derniers doivent nécessairement s’adapter à la proposition qui leur est suggérée, que celle-ci contraigne l’amorce de leur mouvement, en dévie la trajectoire ou le guide dans une direction nouvelle. Du moment où les extrémités corporelles cessent de se déployer, le corps hybride se décompose, laissant Cherkaoui et Khan tomber à la renverse. Sur un rythme qui s’accélère, et qui induit plus de tension dans l’enchaînement des gestes, les deux interprètes régénèrent ainsi leur vocabulaire commun en exploitant de plus en plus d’espace, en pivotant sur eux-mêmes ou en roulant au sol, par exemple. Visiblement, ils ne désirent aucunement se confondre l’un dans l’autre. Pour que la rencontre soit fructueuse, chacun doit préserver sa spécificité et, surtout, la mettre à contribution. Dans une perspective herméneutique philosophique, je pourrais renchérir en soutenant que c’est la reconnaissance de l’intégrité propre à chacun qui est ici fondamentale pour la création d’un langage partagé et créatif.

En somme, Cherkaoui semble faire appel à la métaphore du miroir, car celle-ci, dans les termes de Gabor Csepregi, « […] rend possible l’expérience du monde en un sens empathique. » (Habermas cité par Csepregi, 2008, p. 109) L’expérience de l’altérité, en conséquence, se vit ici selon une dynamique de l’engagement et de la négociation entre les sujets – et non de la confrontation – qui permet un accueil réciproque de leurs aspects corporels et identitaires respectifs (Ibid.). Mais, il ne faudrait pas oublier que l’imitation, comme le rappelle Csepregi, consiste surtout en un « jeu d’adaptation » (p. 95). Vraisemblablement, elle nécessite qu’un individu s’adapte de manière créative à son objet d’observation, au risque qu’il produise un matériel nouveau (Ibid.). C’est précisément cette sorte de transfert et de sollicitation à ce que j’appèlerais la création accompagnée qui semble importer aux yeux de Cherkaoui. En effet, il soutient lui-même que « l’idée partagée est celle qui [fait] sens. Elle est une éternelle leçon de vie, elle est cet entre-deux qui façonne le réel » (2006, p. 62).

La parole, disposition corporelle et personnelle
Toujours selon Csepregi (2008, p. 90), les mains possèdent une propension naturelle à un comportement mimétique. Leur souplesse et leur étonnante agilité leur permettraient d’enchaîner des mouvements qui complètent naturellement la production et le flux de la parole. Cette mécanique corporelle, qui relève d’un savoir diffus qui circule silencieusement entre les fibres d’une trame sociale, selon Le Breton (1988, p. 87), est presque une obsession chez Cherkaoui. Plus précisément, parce que la main se révèle, à ses yeux, en tant que véritable siège de l’identité pour un individu (Khoury, 2008, p. 26). Fortement inspiré par cette gestuelle empruntée au quotidien, ce dernier travaille à créer de minutieux assemblage alliant geste et narration, où les phrases chorégraphiques de mains et de bras donnent l’impression d’être structurées grammaticalement par le langage parlé (Khoury, 2008, p. 18) Ainsi, ce travail gestuel qui se rapporte à la parole énoncée peut à la fois illustrer ce qui est dit, le contredire ou le commenter. Cette « valse conversationnelle », pour reprendre une autre expression de Csepregi (2008, p.92), crée alors instantanément des courts-circuits, des irruptions et des associations de sens pour le spectateur. Dans le cas de BABEL(Words), où le récit biblique de la tour de Babel est l’inspiration première, le recours à une parole dont le sens premier des énoncés est brouillé ou décuplé par l’expression corporelle s’avère particulièrement judicieux. L’incompréhension et la confusion régnant entre les hommes, selon la volonté de Dieu, y est adroitement matérialisées.

Dans quelques-uns de ses spectacles, la voix est aussi utilisée en tant que simple système sonore et expressif. Toujours dans BABEL(Words), une séquence illustrant les douanes d’un aéroport laisse entendre les interprètes s’exprimer dans leur langue maternelle. Au travers de ces paroles, forcément non comprises par la totalité du public, quelques clichés sont pourtant captés par le spectateur : le voile de la femme arabe pose problème, il est question d’informatique avec les Japonais, d’alcool avec l’Anglaise, etc. Encore une fois, Cherkaoui ne va pas à l’encontre des préjugés véhiculés à l’endroit de certaines communautés. Il les évoque plutôt, non sans humour, afin d’en révéler les zones grises. Peut-être met-il ici en relief ces préconceptions qui nous habitent tous, puisqu’il acquiescerait à l’idée, développée par Gadamer, selon laquelle toute interprétation, menant à une forme de compréhension, ne saurait être indépendante de nos préjugés? Autrement dit, Cherkaoui semble mettre de l’avant le fait que les idées reçues – qui divergent selon la tradition et l’histoire qui nous traversent – participent inévitablement de nos horizons de précompréhension à partir desquels nous interprétons le monde (Grondin, 2006, p. 41). En des termes plus herméneutiques, je tendrais à affirmer que, par ce recours à la voix, ce chorégraphe prend acte du mouvement circulaire de la compréhension, que Gadamer nomme le cercle herméneutique, qui permet en soi de s’ouvrir à l’Autre et d’entamer une forme de dialogue (Ibid., p. 59).

Comme le soulevait la grande chorégraphe allemande Pina Baush, « la réalité ne peut pas toujours être dansée » (2), elle doit parfois se faire entendre. Elle permet à ce créateur, dans ce cas-ci, de commenter littéralement, soit par le texte et la matérialité vocale, ou symboliquement, par le geste joint à la parole, certains aspects de la réalité des sociétés multiculturelles, où notre coexistence nous incite à relever de nombreux défis.

L’existence de l’homme est corporelle (3)
En résumé, le corps vivant s’inscrit indubitablement au cœur du discours artistique de Cherkaoui. Plus précisément, ce sont les mouvements que nous déployons inconsciemment au quotidien qui constituent la véritable pierre d’assise de son langage chorégraphique, pour autant que ceux-ci engagent une conversation singulière et ininterrompue avec le monde environnant ainsi qu’avec les individus qu’il renferme (Csepregi, 2008, p. 61). S’il use de la matérialité du corps de ses interprètes, en ce sens qu’il en expose les facultés intrinsèques de communication, ce créateur tire également parti de leur potentiel d’évocation en préservant leurs marqueurs identitaires, leur récit personnel. Ainsi, un travail corporel de proximité axé à la fois sur les composantes constitutives du corps de même que sur ses dimensions narratives et personnelles lui permet de renouveler sans cesse cette volonté d’échange et d’interaction qui caractérise le dialogue interculturel.

Notre appartenance à un monde commun, en dépit de nos adhésions à des sphères culturelles distinctes, se trouve ainsi illustrée par divers procédés chorégraphiques. Les collaborations de Cherkaoui témoignent, par conséquent, de notre condition corporelle commune ouvrant vers une possibilité de mise en partage des perspectives, des connaissances et des désirs qui nous portent tous intimement. Autrement dit, par les voies de la création, celui-ci atteste de cet ancrage partagé qui assure la commensurabilité ou la porosité de nos univers de sens respectifs.


En somme, Cherkaoui réitère cette impossibilité d’ignorer notre expérience corporelle lorsque vient le temps de faire la lumière sur nos relations sociales. À l’heure où les tensions entre différentes communautés culturelles riment avec un repli identitaire, de telles créations artistiques démontrent sans naïveté que les avenues de rencontre, qui s’avèrent à la fois nombreuses et incontournables, renferment un indéniable potentiel de transformation identitaire. Elles affirment que prendre conscience des multiples représentations possibles du monde permet ultimement d’éclairer notre compréhension de soi, car, comme le mentionne Cherkaoui : « les autres sont autant de miroirs qui incitent à la remise en question. » (2006, p. 21) L’expérience de l’altérité, qui est d’abord sollicitée dans les processus de collaboration avant d’être ensuite esthétisée par ce chorégraphe, semble révéler, à la lumière des écrits philosophiques de Gadamer, que comprendre l’Autre, c’est avant tout se laisser entraîner dans son jeu, se laisser happer par sa tradition et ses histoires et accepter, finalement, que notre perspective s’amplifie, voire se métamorphose, par sa simple présence.

(1) Celle-ci se trouve critiquée de manière pénétrante par Richard J. Bernstein dans son article « The Specter Haunting Multiculturalism » (2010). Inspiré par les écrits philosophiques de Hans-Georg Gadamer, ce philosophe américain soutient que: « the very idea of radical incommensurability is incoherent. This does not entail an abstract universalism but rather sensitivity to the ways in which all languages and cultures are in principle open to the real possibility of enlarging one’s vision and mutually understanding. » (p. 381)

(2) Cité par Michèle Febvre (1995, p. 59).

(3) En référence à une expression de David Le Breton, dans son ouvrage Corps et sociétés (1988, p. 11).

Aucun commentaire:

Publier un commentaire