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La part de l’autre dans un « Je » construit:
Humanité et Identité selon Peter Sloterdijk
«Les sceptiques» écrit Kant dans la Préface de la Première Edition de la Critique de la Raison Pure, «[sont une]
espèce de nomade qui ont en horreur tout établissement fixe sur le sol...Par
Bonheur, ils [sont] peu nombreux[….]» (Kant, Préface, A ix). De nos jours, le
sceptique le plus connu et le plus révolutionnaire est le philosophe allemand
Peter Sloterdijk. Je crois que, pareillement
à Hume autrefois, qui a provoqué une révolution copernicienne dans la philosophie par une remise en question
radicale de tout—il a éveillé Kant de
son «sommeil dogmatique», selon les mots même de ce dernier—Sloterdijk
peut avoir le même effet sur la pensée religieuse.
C’est ainsi dans l’esprit d’un
Kant qui lit Hume que j’aborde Sloterdijk aujourd’hui, cherchant une
inspiration de l’extérieur pour que la philosophie de la religion puisse aller
plus loin. Je voudrais aborder cet auteur en quatre temps : (1)
L’humanisme selon Sloterdijk, (2) L’élaboration de sa vision
« anthropotechnique » de l’humanité, (3) Les conséquences de cette
vision sur la pensée religieuse, et plus particulièrement (4) Les conséquences
de cette vision l’identité chrétienne.
1. L’humanisme selon
Sloterdijk
Né en Allemagne en 1947 de
parents d’origine Néerlandaise, Peter Sloterdijk est docteur en philosophie de
l’université de Munich, et il est présentement Recteur de l’école des Hautes
Études pour les arts appliqués en Karlsruhe, Allemagne. Auteur d’une trentaine
d’ouvrages, il se déclare disciple de Heidegger et de Nietzche. Dans les Règles pour le Parc Humain (1999), un
ouvrage qui a suscité énormément de controverse en Allemagne, ainsi que
outre-Rhin, Sloterdijk donne une réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. En voici un extrait :
« Ce qui, depuis le temps de Cicéron, porte
le nom d’humanitas, constitue au sens
le plus stricte et le plus large une des conséquences de l’alphabétisation
»(Sloterdijk, 9).
La littérature devient, alors, un moyen de « s’humaniser ».
Sloterdijk voit dans l’éducation traditionnelle, ainsi que ce qu’on appelle « l’humanisme » depuis la Renaissance, un
« devenir-humain », une façon de nourrir l’esprit pour que celui qui lit et qui pense devienne pleinement humain. L’humanisme serait ainsi la transmission de
l’amour pour les idées, un amour « transcendantal » à travers le
livre. L’humanisme est proprement dit une religion du livre, peut importe le
Dieu que l’humaniste adore. Le mouvement contraire à l’humanisme, qui
s’y oppose, est ce que Sloterdijk appelle la bestialisation. Si l’homme
n’est pas imbu de cet amour que donnent les
livres, il devient un homme qui se comporte comme une bête, homme sans valeurs,
sans culture, sans idéaux. On perçoit
ici la distinction traditionnelle des Grecs et des Barbares, distinction qui
a tant marqué la division des classes sociales en Occident pendant si
longtemps.
Mais, dit Sloterdijk, le
monde qui a vu naitre l’humanisme « lettré » n’est plus le même monde
qui existe depuis 1945. Et encore moins
celui de 2014. Le monde de twitter, facebook, netflix, et le iphone
n’est plus le monde littéraire, réflexif,
personnel et élitiste de l’intelligentsia d’autrefois. La preuve en est que la
lettre, soit physique ou électronique, a été remplacée par d’autres moyens de
communication. Le récit littéraire n’est plus le moyen privilégié de partager
ce qu’on aime. Sloterdijk tire une
première conséquence de ce changement d’univers : sans la culture
collective que l’humanisme traditionnel donne, ce qu’on doit être et ce qu’on doit devenir n’est plus clair. L’humanisme conférait une identité claire qui
est non seulement aujourd’hui obscurcie,
mais plus encore dépassée. L’amitié cultivée par lettres entre les amateurs de la parole
ne peut plus exister dans la même dynamique depuis, par exemple, la création de
facebook, car l’aphorisme instantané à remplacé l’argument longuement réfléchi.
Par ailleurs, depuis la Deuxième
guerre mondiale, le raccourci identitaire entre bonté et humanisme ne tient plus ; comme disait Georges
Steiner : «On sait maintenant qu’un homme puisse lire Goethe et
Rilke le soir, ou bien écouter Bach et Schubert, et le lendemain matin se lever
et regagner son bureau à Auschwitz. »
2. La vision
« anthropotechnique » du monde.
Bien que la question centrale des Règles n’est pas « qu’es-ce qu’un
être humain ? » la remise en question de l’humanisme traditionnel
nous fait voir que l’humanisme de l’Antiquité et de la Renaissance, dans sa
présentation même comme un « devenir », un processus de
« civilisation », se dévoile comme un instrument de construction
sociale : l’homme qui devient ce qu’il doit être devient, à la base,
quelque chose qu’il n’est pas au départ, au plan de la nature. Survient, dans
la chrétienté humaniste d’un Thomas d’Aquin, par exemple, une dichotomie entre
Grâce et Nature, chacune avec ses perfections complémentaires mais parfaitement
divorcées. La question de fond de Sloterdijk est donc celle-ci : si
l’homme est naturellement une bête qu’on doit « humanisée », pourquoi
ne pourrait-il pas s’humaniser autrement, c’est-à-dire d’une autre façon que celle préconisée par l’humanisme
traditionnel ? « [L]es Règles pour le Parc Humain a d’une certaine manière évoqué et rendu
possible son objet central, la clairière, en rappelant une fois de plus que
l’être humain n’existe pas, qu’il doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non
déterminé » (Sloterdijk, Postface, 68). L’humanisme, au bout du compte, n’est
qu’une construction sociale. On
crée un environnement, et l’environnement vient former l’être humain à son
tour. Sloterdijk appelle ce mécanisme de construction sociale « l’effet de
serre » (voir Sloterdijk, pp. 73
et suivant) de la culture. Ni ange ni bête, l’homme se crée des espaces pour vivre (la maison), et se donne
des outils, et ceci fait parti de qui il est. Voilà, en gros, ce que Sloterdijk
appelle « l’anthropotechnique », une idée qu’il applique jusqu’à la
génétique, et dont la
conséquence serait que nous pourrions légitimement, sans scrupule moral,
décider quelle sorte d’espèce nous voulons devenir. L’homme se
domestique lui-même de la même manière qu’on domestique les animaux : la
cité est d’abord un zoo.
Mais, en disant que
l’homme doit se créer, il ne s’agit pas d’un énoncé métaphysique, tel que
« l’existence précède l’essence », mais, selon le deuxième titre des Règles, un éclaircissement de la
clairière. Si la clairière, dans le langage idyllique de Heidegger, est là où
l’Être se manifeste, il s’agit autant d’un évènement qu’un espace. L’Être humain est lui-même la clairière dans
laquelle l’être se révèle en tant que ce qui est là—l’homme est le
« berger de l’être ». Evidemment, l’expression heideggérienne ereignis (évènement), est
implicitement présente : l’être devient évènement et non une chose parmi
d’autres.
Dans la trame de fond du
débat, Sloterdijk se trouve engagé dans un dialogue sur l’espace en tant qu’évènement, et sur la finitude de l’être
humain : dans l’espace limité de la clairière, l’homme heideggerien
juxtapose finitude et transcendance d’une manière inconcevable pour la
métaphysique traditionnelle. Si, dans un monde post-heideggerien, l’homme se
détermine lui-même, cette autodétermination, selon Sloterdijk, n’existe pas
selon une dynamique du désir de l’éternel, ni d’une recherche d’une perfection durable, voire transcendantale,
mais selon une conception positive de la finitude humaine (cf. Boutin, Finitude et Transcendence).
Je ne répondrais pas
directement à l’eugénisme troublant de Sloterdijk. Il suffit de dire que le côté plus sombre, plus exagéré
des Règles veut manifester
d’une façon quasi-théâtral que nos présupposés métaphysiques et sociologiques ne tiennent plus.
3. Conséquences sur la
pensée religieuse.
Quelles conséquences,
sur la pensée religieuse, peut-on tirer des provocations de Sloterdijk, si on
accepte d’en prendre acte ? Les religions dites « du livre », judaïsme, christianisme et
islam, fonctionnent dans un cadre que Sloterdijk appellerait typiquement humaniste : à travers
un texte sacré, un amour est transmis. Le texte devient moyen de communication
« transcendental ». C’est peut-être en ce sens que Sloterdijk accuse
Heidegger d’être un « crypto-catholique » ; l’Être de Heidegger
se rapproche un peu trop facilement de l’expression le plus flagrant d’un amour
transmis par la Parole, le Verbe qui s’est fait chair.
Sloterdijk veut remettre en question toute conception de l’humain en tant
qu’être construisant son identité à partir de relations verticales, à partir de
ses rapports avec un au-dessus ou un au-dessous. Peut-être l’exemple le
plus radical de cette verticalité se
retrouve dans l’Islam, où l’on se soumet à Dieu tout-puissant qui a
donné lui-même un texte au prophète. Plus largement, Moïse, Jésus, et Mohammed
interagissent (au moins sur le plan superficiel) avec les autres selon deux
dichotomies très platonicienne entre transcendance et immanence et finitude et
l’infini. En juxtaposant transcendance et finitude, Sloterdijk permet une
réévaluation de notre regard face à autrui.
4. Conséquences sur
l’identité chrétienne.
Le chrétien est celui qui est appelé à vivre l’altérité d’une façon unique :
Si le chrétien est celui qui aime Dieu, qu’en est-il du deuxième
commandement, celui d’aimer son prochain ? Mettant de côté son opinion
plutôt négative du christianisme, utilisons quelques principes
« métaphysiques » pour ainsi dire, empruntés de Sloterdijk pour lire
l’altérité chez le chrétien.
Dans le monde post-heideggerien de Sloterdijk, il
n’y a pas de place pour un « Je » cartésien habitant sa bulle.
L’espace du devenir humain qu’est la clairière bouleverse cette catégorie, et
« Je » devient l’autre. En regardant les Évangiles, on voit que Jésus
nous propose un genre d’altérité aussi radicale et anti-Cartésien que
Sloterdijk : Dans un des récits
bibliques valorisant le plus clairement le rapport ouvert à l’altérité,
celui du Bon Samaritan (Lc. 10), Jésus prend la question « qui est mon
prochain ? » et, après avoir raconté une parabole, la renverse : « qui à été le
prochain de celui qui est en besoin ? » Ce n’est pas l’autre qui est
mon prochain, mais moi qui suis le prochain de l’autre. Ici est
démasqué le présupposé qui permet l’eugénisme et le colonialisme de l’époque
moderne : que le « Je » m’appartienne, et que l’autre puisse être objectivé dans son altérité ; d’ailleurs, Dieu, qui est
accessible uniquement par des relations de nature transcendantale, n’est
aucunement impliqué ni dérangé, surtout si je me situe plus proche de lui que de l’autre sur l’échelle
verticale (cf. Boutin, Autrui différé).
La clairière transforme ce
genre de relation. Karl Rahner, le théologien qui a peut-être le plus intégré
la pensée de Heidegger (cf. Sloterdijk 174, où Rahner est cité), voit une
équivocité entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain : les notions de
soi, de l’amour de Dieu, et l’amour du prochain forme un tout (cf. Rahner).
Aimer son prochain, c’est aimer Dieu, car Dieu n’existe pas uniquement dans un
tunnel de transcendance.
Nous possédons maintenant les clefs d’un début de lecture religieuse du texte de Sloterdijk, et peut-être même de l’ébauche d’une réponse religieuse à
l’anthropotechnique. Si le chrétien
demeure fondamentalement lié à une Révélation inséparable d’un livre, la Bible,
il peut avant tout définir son identité
chrétienne comme celle d’un être adhérant à la radicalité de Jésus, cette
radicalité capable de défoncer les murs métaphysiques, les oppositions entre
verticalité et horizontalité, entre immanence et transcendance. L’amour
de ce Dieu incarné est relationnel et existe au plan humain comme un devenir
non individuel mais relationnel. Sloterdijk a raison de voir un parallèle entre
le Berger de l’Être et le Bon Berger. J’oserais même dire qu’en précisant que l’homme est lui-même la clairière,
Sloterdijk s’éloigne de Heidegger et se rapproche de Jésus. En lisant le récit
du Bon Samaritain, le chrétien peut se situer dans un devenir-humain, un chemin
d’humanisation par la charité à travers lequel son être, aliéné de lui-même, se
découvre dans la communion.
Bibliographie
Maurice Boutin, Autrui différé : Remarques sur la
théorie de l’action de G.H. Mead, in
Marco M. Olivetti, dir., Intersoggettività, Socialità, Religione.
Padoue (Italie), CEDAM (Casa Editrice Dottore Antonio Milani), 1986, 810 p.;
pp. 725-739. – Actes du Colloque International sur l’Herméneutique, 4-7 janvier
1986, Université de Rome I «La Sapienza»
Maurice Boutin, “Finitude
et transcendance: Conditions d’un changement de paradigme”. In Marco M.
Olivetti, ed. Théologie négative.
Padua: CEDAM Publ., 2002, 880 p.; pp. 341-55.
Immanuel Kant Kritik der Reinen Vernunft [1781], Berlin :
Akademie Verlag, 1998.
Karl Rahner, Traité Fondamentale de la Foi [Oeuvres, 26], Paris: Cerf, 2011.
Peter Sloterdijk, Règles pour le Parc humain (Suivi
de La Domestication de L’être), Paris: Mille et une nuits, 2000.
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