Colloque 2

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Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre 1

Colloque Je est un autre

Colloque Je est un autre: regards croisés sur les frontières de l'identité.
Le mardi 11 février 2014, au Centre des arts et des sciences de l'Université de Montréal. Sous la présidence du philosophie Charles Taylor

lundi 24 février 2014

Colloque Je est un autre: Matthew Nini

Voici la présentation de M. Matthew Nini.

Pour visionner la présentation sur Youtube, cliquez ICI



La part de l’autre dans un « Je » construit: 
Humanité et Identité selon Peter Sloterdijk

«Les sceptiques» écrit Kant dans la Préface de la Première Edition de la Critique de la Raison Pure, «[sont une] espèce de nomade qui ont en horreur tout établissement fixe sur le sol...Par Bonheur, ils [sont] peu nombreux[….]» (Kant, Préface, A ix). De nos jours, le sceptique le plus connu et le plus révolutionnaire est le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Je crois que, pareillement à Hume autrefois, qui a provoqué une révolution copernicienne dans la philosophie par une remise en question radicale de tout—il a éveillé Kant de son «sommeil dogmatique», selon les mots même de ce dernier—Sloterdijk peut avoir le même effet sur la pensée religieuse. C’est ainsi dans l’esprit d’un Kant qui lit Hume que j’aborde Sloterdijk aujourd’hui, cherchant une inspiration de l’extérieur pour que la philosophie de la religion puisse aller plus loin. Je voudrais aborder cet auteur en quatre temps : (1) L’humanisme selon Sloterdijk, (2) L’élaboration de sa vision « anthropotechnique » de l’humanité, (3) Les conséquences de cette vision sur la pensée religieuse, et plus particulièrement (4) Les conséquences de cette vision l’identité chrétienne.

1. L’humanisme selon Sloterdijk
            Né en Allemagne en 1947 de parents d’origine Néerlandaise, Peter Sloterdijk est docteur en philosophie de l’université de Munich, et il est présentement Recteur de l’école des Hautes Études pour les arts appliqués en Karlsruhe, Allemagne. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, il se déclare disciple de Heidegger et de Nietzche. Dans les Règles pour le Parc Humain (1999), un ouvrage qui a suscité énormément de controverse en Allemagne, ainsi que outre-Rhin, Sloterdijk donne une réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. En voici un extrait :
« Ce qui, depuis le temps de Cicéron, porte le nom d’humanitas, constitue au sens le plus stricte et le plus large une des conséquences de l’alphabétisation »(Sloterdijk, 9).
La littérature devient, alors, un moyen de « s’humaniser ». Sloterdijk voit dans l’éducation traditionnelle, ainsi que ce qu’on appelle « l’humanisme » depuis la Renaissance, un « devenir-humain », une façon de nourrir l’esprit pour que celui qui lit et qui pense devienne pleinement humain. L’humanisme serait ainsi la transmission de l’amour pour les idées, un amour « transcendantal » à travers le livre. L’humanisme est proprement dit une religion du livre, peut importe le Dieu que l’humaniste adore. Le mouvement contraire à l’humanisme, qui s’y oppose, est ce que Sloterdijk appelle la bestialisation. Si l’homme n’est pas imbu de cet amour que donnent les livres, il devient un homme qui se comporte comme une bête, homme sans valeurs, sans culture, sans idéaux. On perçoit ici la distinction traditionnelle des Grecs et des Barbares, distinction qui a tant marqué la division des classes sociales en Occident pendant si longtemps.
            Mais, dit Sloterdijk, le monde qui a vu naitre l’humanisme « lettré » n’est plus le même monde qui existe depuis 1945. Et encore moins celui de 2014. Le monde de twitter, facebook, netflix, et le iphone n’est plus le monde littéraire, réflexif, personnel et élitiste de l’intelligentsia d’autrefois. La preuve en est que la lettre, soit physique ou électronique, a été remplacée par d’autres moyens de communication. Le récit littéraire n’est plus le moyen privilégié de partager ce qu’on aime. Sloterdijk tire une première conséquence de ce changement d’univers : sans la culture collective que l’humanisme traditionnel donne, ce qu’on doit être et ce qu’on doit devenir n’est plus clair. L’humanisme conférait une identité claire qui est non seulement aujourd’hui obscurcie,  mais plus encore dépassée. L’amitié cultivée par lettres entre les amateurs de la parole ne peut plus exister dans la même dynamique depuis, par exemple, la création de facebook, car l’aphorisme instantané à remplacé l’argument longuement réfléchi. Par ailleurs, depuis la Deuxième guerre mondiale, le raccourci identitaire entre bonté et humanisme ne tient plus ; comme disait Georges Steiner : «On sait maintenant qu’un homme puisse lire Goethe et Rilke le soir, ou bien écouter Bach et Schubert, et le lendemain matin se lever et regagner son bureau à Auschwitz. »

2. La vision « anthropotechnique » du monde.
Bien que la question centrale des Règles n’est pas « qu’es-ce qu’un être humain ? » la remise en question de l’humanisme traditionnel nous fait voir que l’humanisme de l’Antiquité et de la Renaissance, dans sa présentation même comme un « devenir », un processus de « civilisation », se dévoile comme un instrument de construction sociale : l’homme qui devient ce qu’il doit être devient, à la base, quelque chose qu’il n’est pas au départ, au plan de la nature. Survient, dans la chrétienté humaniste d’un Thomas d’Aquin, par exemple, une dichotomie entre Grâce et Nature, chacune avec ses perfections complémentaires mais parfaitement divorcées. La question de fond de Sloterdijk est donc celle-ci : si l’homme est naturellement une bête qu’on doit « humanisée », pourquoi ne pourrait-il pas s’humaniser autrement, c’est-à-dire d’une autre façon que celle préconisée par l’humanisme traditionnel ? « [L]es Règles pour le Parc Humain  a d’une certaine manière évoqué et rendu possible son objet central, la clairière, en rappelant une fois de plus que l’être humain n’existe pas, qu’il doit se produire lui-même dans une querelle permanente autour de son être non déterminé » (Sloterdijk, Postface, 68). L’humanisme, au bout du compte, n’est qu’une construction sociale. On crée un environnement, et l’environnement vient former l’être humain à son tour. Sloterdijk appelle ce mécanisme de construction sociale « l’effet de serre » (voir Sloterdijk, pp. 73 et suivant) de la culture. Ni ange ni bête, l’homme se crée des espaces pour vivre (la maison), et se donne des outils, et ceci fait parti de qui il est. Voilà, en gros, ce que Sloterdijk appelle « l’anthropotechnique », une idée qu’il applique jusqu’à la génétique, et dont la conséquence serait que nous pourrions légitimement, sans scrupule moral, décider quelle sorte d’espèce nous voulons devenir. L’homme se domestique lui-même de la même manière qu’on domestique les animaux : la cité est d’abord un zoo.
            Mais, en disant que l’homme doit se créer, il ne s’agit pas d’un énoncé métaphysique, tel que « l’existence précède l’essence », mais, selon le deuxième titre des Règles, un éclaircissement de la clairière. Si la clairière, dans le langage idyllique de Heidegger, est là où l’Être se manifeste, il s’agit autant d’un évènement qu’un espace.  L’Être humain est lui-même la clairière dans laquelle l’être se révèle en tant que ce qui est là—l’homme est le « berger de l’être ». Evidemment, l’expression heideggérienne ereignis (évènement), est implicitement présente : l’être devient évènement et non une chose parmi d’autres.
            Dans la trame de fond du débat, Sloterdijk se trouve engagé dans un dialogue sur l’espace en tant qu’évènement, et sur la finitude de l’être humain : dans l’espace limité de la clairière, l’homme heideggerien juxtapose finitude et transcendance d’une manière inconcevable pour la métaphysique traditionnelle. Si, dans un monde post-heideggerien, l’homme se détermine lui-même, cette autodétermination, selon Sloterdijk, n’existe pas selon une dynamique du désir de l’éternel, ni d’une recherche d’une perfection durable, voire transcendantale, mais selon une conception positive de la finitude humaine (cf. Boutin, Finitude et Transcendence).
            Je ne répondrais pas directement à l’eugénisme troublant de Sloterdijk. Il suffit de dire que le côté plus sombre, plus exagéré des Règles veut manifester d’une façon quasi-théâtral que nos présupposés métaphysiques et sociologiques ne tiennent plus.

3. Conséquences sur la pensée religieuse.
Quelles conséquences, sur la pensée religieuse, peut-on tirer des provocations de Sloterdijk, si on accepte d’en prendre acte ? Les religions dites « du livre », judaïsme, christianisme et islam, fonctionnent dans un cadre que Sloterdijk appellerait typiquement humaniste : à travers un texte sacré, un amour est transmis. Le texte devient moyen de communication « transcendental ». C’est peut-être en ce sens que Sloterdijk accuse Heidegger d’être un « crypto-catholique » ; l’Être de Heidegger se rapproche un peu trop facilement de l’expression le plus flagrant d’un amour transmis par la Parole, le Verbe qui s’est fait chair.
            Sloterdijk veut remettre en question toute conception de l’humain en tant qu’être construisant son identité à partir de relations verticales, à partir de ses rapports avec un au-dessus ou un au-dessous. Peut-être l’exemple le plus radical de cette verticalité se retrouve dans l’Islam, où l’on se soumet à Dieu tout-puissant qui a donné lui-même un texte au prophète. Plus largement, Moïse, Jésus, et Mohammed interagissent (au moins sur le plan superficiel) avec les autres selon deux dichotomies très platonicienne entre transcendance et immanence et finitude et l’infini. En juxtaposant transcendance et finitude, Sloterdijk permet une réévaluation de notre regard face à autrui.

4. Conséquences sur l’identité chrétienne.
Le chrétien est celui qui est appelé à vivre l’altérité d’une façon unique : Si le chrétien est celui qui aime Dieu, qu’en est-il du deuxième commandement, celui d’aimer son prochain ? Mettant de côté son opinion plutôt négative du christianisme, utilisons quelques principes « métaphysiques » pour ainsi dire, empruntés de Sloterdijk pour lire l’altérité chez le chrétien.
Dans le monde post-heideggerien de Sloterdijk, il n’y a pas de place pour un « Je » cartésien habitant sa bulle. L’espace du devenir humain qu’est la clairière bouleverse cette catégorie, et « Je » devient l’autre. En regardant les Évangiles, on voit que Jésus nous propose un genre d’altérité aussi radicale et anti-Cartésien que Sloterdijk : Dans un des récits bibliques valorisant le plus clairement le rapport ouvert à l’altérité, celui du Bon Samaritan (Lc. 10), Jésus prend la question « qui est mon prochain ? » et, après avoir raconté une parabole, la renverse : « qui à été le prochain de celui qui est en besoin ? » Ce n’est pas l’autre qui est mon prochain, mais moi qui suis le prochain de l’autre. Ici est démasqué le présupposé qui permet l’eugénisme et le colonialisme de l’époque moderne : que le « Je » m’appartienne, et que l’autre puisse être objectivé dans son altérité ; d’ailleurs, Dieu, qui est accessible uniquement par des relations de nature transcendantale, n’est aucunement impliqué ni dérangé, surtout si je me situe plus proche de lui que de l’autre sur l’échelle verticale (cf. Boutin, Autrui différé).
            La clairière transforme ce genre de relation. Karl Rahner, le théologien qui a peut-être le plus intégré la pensée de Heidegger (cf. Sloterdijk 174, où Rahner est cité), voit une équivocité entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain : les notions de soi, de l’amour de Dieu, et l’amour du prochain forme un tout (cf. Rahner). Aimer son prochain, c’est aimer Dieu, car Dieu n’existe pas uniquement dans un tunnel de transcendance.
            Nous possédons maintenant les clefs d’un début de lecture religieuse du texte de Sloterdijk, et peut-être même de l’ébauche d’une réponse religieuse à l’anthropotechnique. Si le chrétien demeure fondamentalement lié à une Révélation inséparable d’un livre, la Bible, il peut avant tout définir son identité chrétienne comme celle d’un être adhérant à la radicalité de Jésus, cette radicalité capable de défoncer les murs métaphysiques, les oppositions entre verticalité et horizontalité, entre immanence et transcendance. L’amour de ce Dieu incarné est relationnel et existe au plan humain comme un devenir non individuel mais relationnel. Sloterdijk a raison de voir un parallèle entre le Berger de l’Être et le Bon Berger. J’oserais même dire qu’en précisant que l’homme est lui-même la clairière, Sloterdijk s’éloigne de Heidegger et se rapproche de Jésus. En lisant le récit du Bon Samaritain, le chrétien peut se situer dans un devenir-humain, un chemin d’humanisation par la charité à travers lequel son être, aliéné de lui-même, se découvre dans la communion.

Bibliographie

Maurice Boutin, Autrui différé : Remarques sur la théorie de l’action de G.H. Mead, in  Marco M. Olivetti, dir., Intersoggettività, Socialità, Religione. Padoue (Italie), CEDAM (Casa Editrice Dottore Antonio Milani), 1986, 810 p.; pp. 725-739. – Actes du Colloque International sur l’Herméneutique, 4-7 janvier 1986, Université de Rome I «La Sapienza»

Maurice Boutin, “Finitude et transcendance: Conditions d’un changement de paradigme”. In Marco M. Olivetti, ed. Théologie négative. Padua: CEDAM Publ., 2002, 880 p.; pp. 341-55.

Immanuel Kant Kritik der Reinen Vernunft [1781], Berlin : Akademie Verlag, 1998.

Karl Rahner, Traité Fondamentale de la Foi [Oeuvres, 26], Paris: Cerf, 2011.

Peter Sloterdijk, Règles pour le Parc humain (Suivi de La Domestication de L’être), Paris: Mille et une nuits, 2000.



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