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Le pari de la
commensurabilité : le traitement corporel dans les œuvres interculturelles
de Sidi Larbi Cherkaoui
À l’image de nos expériences humaines, les créations du
chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui sont indéniablement marquées par les
répercussions de la mondialisation et des flots migratoires qu’elle engendre.
Complexes, intrigantes et déstabilisantes, invitant à un retour sur soi, elles
rappellent que les mutations sociales entraînées par la contiguïté des
différentes cultures mettent forcément à l’épreuve nos présupposés existentiels
ainsi que l’ensemble de nos croyances. Bien qu’aux yeux de certains ces rapprochements
interconfessionnels et interculturels se révèlent synonymes de fragilisation et
de tensions, il semble que ce chorégraphe autodidacte les conçoive plutôt comme
l’occasion d’un partage fructueux, comme la possibilité d’un enrichissement
mutuel.
Par
sa pratique scénique, Cherkaoui récuse en quelque sorte cette perspective
postmoderne et déconstructiviste qui reconnaît dans toute volonté de
compréhension une volonté d’appropriation, d’assimilation et de domination de
l’altérité (Grondin, 2006, p.93-105). Une perspective selon laquelle, par
conséquent, les valeurs et les croyances seraient radicalement
« incommensurables » d’une culture à l’autre. Loin de consentir à
cette thèse de l’incommensurabilité, qui nous prétend captifs de nos univers de
sens respectifs (1), ce créateur belgo-marocain fait plutôt le pari d’une ouverture
à l’Autre, « un pari du "danser ensemble"
pour réussir à vivre ensemble. » (Kerouanton, 2004, p. 71)
Animé par une
interrogation sur les conditions et les possibilités même du dialogue,
Cherkaoui multiplie les collaborations artistiques. Il semble que ce soit avant
tout l’héritage spécifique de chacun de ses collaborateurs, à savoir leur
inscription physique et symbolique dans un champ social donné, qui agit ici en
tant que moteur de la création. Souple, vivante et étonnement complexe, la
grammaire chorégraphique à laquelle il travaille se métamorphose effectivement
au gré des rencontres qu’il provoque. Si la liste est longue des face à face
espérés et exhaussés qui teintent l’ensemble de son œuvre, trois de ses
(co)créations seront ici utilisées pour illustrer mon propos : le duo zero degrees, créé en 2005, avec le
chorégraphe et danseur anglo-bengali Akram Khan ; Sutra,
une production de 2008, qui a vu le jour suite au passage de Cherkaoui dans un
temple bouddhiste de la province chinoise du Henan et qui est élaborée à partir
de sa rencontre avec les moines shaolin y habitant ; et finalement, BABEL(Words), une œuvre
élaborée avec le danseur français Damien Jalet, présentée en 2010, et
rassemblant de nombreux interprètes aux horizons culturels variés.
Ces trois pièces,
représentatives de l’ensemble de ses propositions scéniques, illustrent toutes
à leur manière notre appartenance corporelle à un monde commun, c’est-à-dire
une appartenance assurant une communication toujours possible. En m’appuyant
sur ces œuvres, je tâcherai de démontrer comment Cherkaoui, à partir de
l’expérience corporelle, témoigne de la commensurabilité de nos univers de sens
respectifs. Pour ce faire, je décrirai les principales caractéristiques de sa
grammaire chorégraphique qui font signe vers la perméabilité de nos frontières
corporelles, pour ne pas dire de nos frontières identitaires.
Dans une perspective
plus large, il s’agira également de démontrer comment Cherkaoui, à partir de
l’expérience corporelle, pose la différence comme vecteur de mise à l’épreuve
réciproque, pour ne pas dire de révision, de ce que Hans-Georg Gadamer nomme
nos « horizons de précompréhension ».
zero degrees (2005)
Des
espaces modulables assujettis à des êtres corporels
Tout d’abord, l’un des
premiers constats à l’égard des (co)créations de Cherkaoui est que la
frugalité, la sobriété et le dépouillement des espaces scéniques semble
nécessaire à la mise en valeur de différents codes d’expressions culturelles.
Ses collaborations avec des artistes en arts visuels ont donné lieu à des installations
scéniques modulables, manipulables et transformables par les interprètes. Non
seulement cette approche plus conceptuelle de la scénographie suscite-t-elle une
implication physique de la part des danseurs, celle-ci cherche de surcroît à
mettre en exergue leur présence charnelle, leur existence brute et incarnée.
Devant la contrainte
matérielle que représentent ces objets scénographiques, les interprètes sont
appelés à s’épauler et à s’investir concrètement et personnellement, afin de
créer des univers singuliers, toujours inachevés. Peut-être est-ce une première
façon pour Cherkaoui de témoigner aussi bien de notre appartenance à un monde
commun que du fait que notre corps, pour reprendre la formule de Maurice Merleau-Ponty
dans Phénoménologie de la perception,
« est dans le monde comme le cœur dans l’organisme : il maintient
continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit
intérieurement, il forme avec lui un système. » (1945, p. 245)
Ces espaces
conceptuels, à l’intérieur desquels règne un certain principe de régénération,
de réorganisation et de transformation, rivalisent également de naturel et de
sobriété, tant ils apparaissent désencombrés de tout dispositif électronique ou
technologique. La pratique scénique de Cherkaoui, qu’il veut artisanale,
contraste pour le moins avec notre réalité où, comme le souligne le philosophe
Gabor Csepregi, « l’expansion des communications électroniques réduit […]
le nombre des rencontres face à face, spontanées, dans la rue et engendre tout
un réseau de formes de communications désincarnées » (Csepregi, 2008,
p. 6).
À ce phénomène latent
dans nos sociétés actuelles, qui produirait « une tendance à ignorer les
résonances subtiles du corps » et qui se traduirait par une sorte d’insensibilité généralisée,
Cherkaoui lui répond par une sur-exposition de la chair. Les rapports de
contiguïté qu’il met en scène tranchent avec toute expérience corporelle
médiatisée impliquant des mécanismes technologiques et confortant une certaine
indolence physique (Ibid., p. 5).
Pour citer de nouveau Merleau-Ponty, il m’apparaît que ce chorégraphe s’emploie
ainsi à « réveiller l’expérience du monde tel qu’il nous apparaît en tant
que nous sommes au monde par notre corps, en tant que nous percevons le monde
avec notre corps. » (1945, p. 249)
La sensibilité et la
conscience corporelles sont hautement sollicitées dans son esthétique
chorégraphique, puisqu’elles jouent un rôle cardinal dans nos existences :
elles sont essentielles à l’engagement dialogique avec autrui, au partage et à
l’empathie. La mise en valeur de notre appartenance corporelle à un monde
commun, dans un espace où les interventions visuelles sont extrêmement
réduites, signale, en somme, une volonté de développer un discours s’ancrant
fermement dans une forme de communication non-verbale – à savoir, une forme
d’expression corporelle qui contient en soi un éventail de codes culturels
d’expression et de communication.
Différentes
corporéités : discours corporels singuliers
Dans ces espaces
scéniques, dont la frugalité n’a rien d’anodin, les danseurs parviennent
facilement à exposer leur corporéité singulière aux spectateurs. Différents de
par leur présence, leur façon unique de se mouvoir, aussi bien que par leur
habillement, ces interprètes aux « morphologies dépareillées »
(Febvre, 1995, p. 66) laissent transparaître, dans l’ensemble des
chorégraphies de Cherkaoui, certaines composantes de leur identité, de leur
personnalité.
En ce sens, ce
chorégraphe préconise des corps singuliers, porteurs de leur propre histoire,
qui s’ancrent au monde tel que nous le connaissons et le partageons. Loin de
toute volonté d’uniformisation et rejetant toute forme de corporalité qui
serait de l’ordre du corps objectivé ou mécanisé, Ckerkaoui semble adopter une
vision merleau-pontienne qui dépeint l’être corporel comme un véritable « nœud
de significations vivantes » (Merleau-Ponty, 1945, p. 188). Porteur
de sens, le type corps qu’il met en scène n’est donc pas étranger à la notion
phénoménologique de « corps propre » dont l’expérience, soutient
Merleau-Ponty, « s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du
sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le
corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité. » (Ibid, p. 241)
La scène d’ouverture de
Sutra illustre de juste façon cette
mise en relief de ce corps vécu,
c’est-à-dire de cette corporéité signifiante. La première image qui est donnée
est celle du chorégraphe et d’un enfant chinois, respectivement en veston et en
habit traditionnel de moine. Assis en tailleur l’un face à l’autre sur un
caisson d’aluminium, à l’avant du plateau, côté jardin, ils s’apprivoisent
mutuellement par l’intermédiaire d’un jeu de blocs de bois qui se trouve entre
eux. La rencontre initiale a déjà eu lieu. Au centre de la scène, une réplique
de ce jeu, sous la forme d’un muret composé de boîtes de bois à l’échelle
humaine, dans lequel une épée a été insérée. Au lointain, les musiciens,
dissimulés derrière une toile diaphane, surplombent l’aire de jeu. Après un
moment d’observation mutuelle, Cherkaoui lève la main gauche et l’avance vers
l’enfant. Simultanément, un moine, une réplique adulte de l’enfant, fait son
entrée depuis les coulisses derrière eux et s’avance vers le muret, en suivant
étroitement la diagonale tracée par l’index de Cherkaoui.
Dès le début de ce
spectacle, qui amalgame habilement danse, théâtre, acrobatie, arts martiaux et
arts plastiques, trois morphologies bien distinctes sont mises en évidence. L’état
de corps du danseur contemporain côtoie la candeur de l’enfant et l’énergie
brute du moine guerrier. Chacune de ces entités concrètes est porteuse de ce
que Michèle Febvre nomme une infra-théâtralité,
c’est-à-dire une configuration unique « inscrite dans la corporéité de
chacun […], que non seulement la danse a façonnée, mais que leur histoire
personnelle (biologique, psychologique et sociale) a transformée. » (1995,
p. 66)
Le choix de faire ainsi
référence aux horizons identitaires de chacun implique que ces derniers se
posent en véritables sujets de la création. Autrement dit, après avoir favorisé
et nourri des moments de socialité avec ces moines durant son séjour dans leur
communauté, Cherkaoui cristallise et matérialise l’expérience biographique
vécue de part et d’autre. Dans des espaces ouverts, conçus et travaillés pour
éveiller et stimuler la réceptivité corporelle à l’Autre, il donne
littéralement à voir les corps réels, les individus, qui sont entrés en contact
et qui ont échangé tout au long du processus de création. Ainsi, au cœur de Sutra transparait le récit d’une
rencontre réelle et authentique. Plus précisément, celle de deux univers
culturels distincts dont les différences sont d’emblée naturellement soulignées
par les corps, mais dont la curiosité réciproque de leurs représentants a
suscité l’émergence d’un langage corporel partagé.
Sutra (2008)
La
gestuelle : essence des caractères ethniques
Face à Sutra, le spectateur est en effet appelé à faire la découverte d’un
langage partagé, en ce sens que celui-ci préserve à la fois l’essence du geste
de combat relatif au kung fu pratiqué par les moines ainsi qu’une certaine
harmonie du corps dansant. L’expérience de l’altérité qui réside au cœur de
cette création mène, me semble-t-il, à une forme de contamination réciproque où
les langages corporels, respectifs à Cherkaoui et aux moines, se trouvent
déplacés, voire distendus, par rapport à leur position initiale.
Un des tableaux de Sutra est particulièrement évocateur en
regard de cette hypothèse : les moines, à l’exception de l’enfant, ont tous
troqué leur habit traditionnel contre un complet noir. Au pas de course, ils se
déplacent au travers des boîtes de bois désormais disposées à la verticale au
centre du plateau (la boîte d’aluminium associée à Cherkaoui, elle aussi à la
verticale, demeure cependant à l’écart, côté jardin). Sur des rythmes de piano
et d’instruments à cordes de plus en plus pressants, leurs trajectoires
sinueuses, ponctuées de sauts et d’acrobaties, s’entremêlent sans que leurs
regards se croisent.
Au cri de l’un d’entre
eux, ils grimpent simultanément sur les caissons. Debout sur ceux-ci, ils
lèvent les yeux au ciel tandis que Cherkaoui, en décalage, arrive à son tour en
courant. Au moment où il se positionne face à eux, et par conséquent dos au public,
tous s’assoient en tailleur – Cherkaoui en retrait au sol et les moines au
sommet de leur « tour », telles de réelles statues bouddhiques. C’est
alors que, tous en chœur, ils exécutent une chorégraphie dans laquelle seules
les extrémités du haut du corps sont sollicitées. Le visage, les bras, les
mains et les doigts, véritables sièges de l’expression, entament gracieusement
une suite de gestes extrêmement codifiés : les mains jointes sur le cœur ; les
bras en extension verticale ; la tête relevée vers le ciel ; les doigts
exécutant alternativement divers signes qui, bien qu’indéchiffrables pour un
quelconque novice en bouddhisme, se voient instinctivement associés au
recueillement, à la prière ainsi qu’à la méditation.
S’appuyant sur l’idée,
entre autre véhiculée par l’anthropologue américain Edward T. Hall, selon
laquelle « les systèmes non verbaux sont étroitement liés à l’ethnie –
[qu’] en fait ils forment l’essence même des caractères ethniques » (1979,
p. 83), il est possible de déceler dans cette disposition corporelle une
sorte de symbolisation de l’enseignement et de l’apprentissage. Cette relation
intersubjective, où Cherkaoui est détaché du groupe qui le surplombe, donne en
fait l’impression qu’il assiste à une de leurs séances habituelles de recueillement.
Cet échange renvoie
donc d’une part à l’expérience réelle vécue par Cherkaoui lors de son séjour au
temple des moines et durant lequel il s’est livré à un travail de
d’apprivoisement et d’imprégnation d’un langage corporel porteur d’une tradition
millénaire. D’autre part, cette interaction indique également une sorte de
passation métaphorique de la culture de ces derniers à l’endroit de Cherkaoui.
Face à ce corps collectif, la posture de ce dernier rappelle, en ce sens, celle
de l’apprenti, de l’enfant, mot tiré du latin in-fans, qui signifie « qui ne parle pas ». C’est donc
par une gestuelle mimétique tirée du quotidien des moines que Cherkaoui
apprivoise graduellement le langage corporel d’une culture autre, c’est-à-dire
son système symbolique. En absorbant cette gestuelle renfermant l’essence des
caractères ethniques de cette
communauté, il acquiert essentiellement de nouveaux outils de communication lui
permettant de se mettre au diapason avec elle.
Puisque Edward T. Hall nous rappelle
que dans toute rencontre interethnique, « l’interprétation correcte du
comportement verbal et [surtout] non verbal de l’autre conditionne les échanges
à tous les niveaux » (1979, p. 83), ce partage gestuel illustre de manière
concrète et élémentaire la possibilité même du dialogue. Loin de mettre en
scène une situation d’incommensurabilité, Cherkaoui met en relief une porosité
d’univers charnels et sensoriels distincts qui ouvre vers une possibilité
d’entente, de compréhension mutuelle.
Cette interpénétration
des formes d’expressions corporelles dans Sutra
semble le résultat de ce désir, couramment évoqué par Cherkaoui, de comprendre
l’Autre, de saisir son langage. « La collaboration me passionne, car je
sais que j’apprendrais beaucoup moins si j’étais seul […]. Cette relation
dresse parfois des murs, mais ouvre aussi des portes », précise-t-il
(2006, p. 21). Affairé à générer un espace commun d’interlocution,
Cherkaoui accepte de se laisser happer les arrière-plans culturels à partir
desquels cette communauté interprète le monde. En d’autres mots, il taille une
place à l’intérieur de lui, il ouvre la porte à ces éléments dont il
soupçonnait vaguement l’existence. C’est ce que je me risquerais d’appeler une fusion des horizons, selon les
perspectives gadamérienne et taylorienne (Taylor, 2002, p.287).
Babel (words) (2010)
Effet
miroir : être en prise sur le monde
Cette métaphore du
miroir, à savoir les interprètes exécutant face à face la même séquence
gestuelle de bras et de mains, est récurrente dans les collaborations de
Cherkaoui. Dans l’une des premières scènes de zero degrees, par exemple, Cherkaoui et Khan apparaissent, debout
au centre du plateau, dans un étroit corridor de lumière. L’un face à l’autre,
dans le silence le plus complet, ils s’inclinent doucement jusqu’à ce que leurs
fronts se touchent. D’abord immobiles, ils soulèvent ensuite simultanément l’un
de leurs bras qui pendaient le long de leur corps. Dès l’instant où leurs mains
se rencontrent, se « déclenche alors une danse dédoublée de bras et de
mains, comme si chaque interprète se trouvait face à son miroir. »
(Khoury, 2009, p. 19) Cette exécution simultanée de gestes répétitifs très
fluides et vaporeux donne ainsi naissance à une figure corporelle composée de deux
corps distincts. L’entremêlement de leurs extrémités et le déploiement d’une
gestuelle chorégraphique détaillée se font de manière si organique qu’il en
vient difficile de discerner à qui appartiennent les mains et les bras. Ils ne
font plus qu’un.
En permettant que l’un
des danseurs se réfléchisse aussi parfaitement dans l’autre, le procédé
imitatif ici mis en œuvre semble suggérer, dans un premier temps, qu’il est
possible de se reconnaître en autrui, dans la mesure où, malgré nos
appartenances culturelles distinctes, subsistent toujours quelques similarités
qui nous relient de facto. Puisque l’effet mimétique est ici chorégraphié de
sorte à ce qu’il y ait toujours un point de contact entre les deux corps,
ceux-ci paraissent éprouver et ressentir, par stimulation tactile, la frontière
cutanée qui s’érige entre eux. Si, le toucher cisèle la « présence au
monde par le rappel permanent de la frontière cutanée », comme le rappelle
l’anthropologue et sociologue David Le Breton (2006, p. 179), la gestuelle
en miroir tend ici, dans un second temps, à suggérer qu’au-delà de cette limite
matérielle, de cette frontière cutanée, se transmettent tout de même certaines
données corporelles et culturelles.
Le deuxième segment de
ce même extrait montre bel et bien des êtres réceptifs et enclins à l’échange.
Attentifs à ce que le corps de leur partenaire suscite dans leur propre chair,
Cherkaoui et Khan s’adonnent à une danse plus libre, plus créative. La symétrie
parfaite qui s’opérait en premier lieu laisse tranquillement place à quelques
variantes. Sur les toutes premières notes de musique du spectacle, le même
phrasé de mains et de bras qui s’entrelacent est répété par les deux
interprètes, à la différence près qu’ils y intègrent subtilement de nouveaux
éléments : une seule des quatre mains se libère de son étreinte pour se
lever au-dessus de la tête des danseurs, ou se poser sur une hanche au lieu
d’une épaule, par exemple.
Le reflet entre les
mouvements de Cherkaoui et ceux de Khan ne peut donc plus être identique, ce
qui donne l’impression que la spécificité corporelle de l’un tente de s’imposer
graduellement à celle de l’autre. Cette sensation semble générée par le fait
que leurs points d’appui deviennent discrètement les endroits par lesquels l’un
d’eux parvient à influencer la gestuelle de son partenaire. Ainsi, pour que la
figure corporelle composée de leurs deux corps continue d’être mouvante, ces
derniers doivent nécessairement s’adapter à la proposition qui leur est
suggérée, que celle-ci contraigne l’amorce de leur mouvement, en dévie la
trajectoire ou le guide dans une direction nouvelle. Du moment où les
extrémités corporelles cessent de se déployer, le corps hybride se décompose,
laissant Cherkaoui et Khan tomber à la renverse. Sur un rythme qui s’accélère,
et qui induit plus de tension dans l’enchaînement des gestes, les deux
interprètes régénèrent ainsi leur vocabulaire commun en exploitant de plus en plus d’espace, en pivotant sur
eux-mêmes ou en roulant au sol, par exemple. Visiblement, ils ne désirent
aucunement se confondre l’un dans l’autre. Pour que la rencontre soit
fructueuse, chacun doit préserver sa spécificité et, surtout, la mettre à
contribution. Dans une perspective herméneutique philosophique, je pourrais
renchérir en soutenant que c’est la reconnaissance de l’intégrité propre à
chacun qui est ici fondamentale pour la création d’un langage partagé et
créatif.
En somme, Cherkaoui
semble faire appel à la métaphore du miroir, car celle-ci, dans les termes de
Gabor Csepregi, « […] rend possible l’expérience du monde en un sens
empathique. » (Habermas cité par Csepregi, 2008, p. 109) L’expérience
de l’altérité, en conséquence, se vit ici selon une dynamique de l’engagement
et de la négociation entre les sujets – et non de la confrontation – qui permet
un accueil réciproque de leurs aspects corporels et identitaires respectifs (Ibid.). Mais, il ne faudrait pas oublier
que l’imitation, comme le rappelle Csepregi, consiste surtout en un « jeu
d’adaptation » (p. 95). Vraisemblablement, elle nécessite qu’un
individu s’adapte de manière créative à son objet d’observation, au risque
qu’il produise un matériel nouveau (Ibid.).
C’est précisément cette sorte de transfert et de sollicitation à ce que
j’appèlerais la création accompagnée
qui semble importer aux yeux de Cherkaoui. En effet, il soutient lui-même que
« l’idée partagée est celle qui [fait] sens. Elle est une éternelle leçon
de vie, elle est cet entre-deux qui façonne le réel » (2006, p. 62).
La
parole, disposition corporelle et personnelle
Toujours selon Csepregi
(2008, p. 90), les mains possèdent une propension naturelle à un
comportement mimétique. Leur souplesse et leur étonnante agilité leur
permettraient d’enchaîner des mouvements qui complètent naturellement la
production et le flux de la parole. Cette mécanique corporelle, qui relève
d’un savoir diffus qui circule silencieusement entre les fibres d’une trame
sociale, selon Le Breton (1988, p. 87), est presque une obsession chez
Cherkaoui. Plus précisément, parce que la main se révèle, à ses yeux, en tant
que véritable siège de l’identité pour un individu (Khoury, 2008, p. 26).
Fortement inspiré par cette gestuelle empruntée au quotidien, ce dernier
travaille à créer de minutieux assemblage alliant geste et narration, où les
phrases chorégraphiques de mains et de bras donnent l’impression d’être
structurées grammaticalement par le langage parlé (Khoury, 2008,
p. 18) Ainsi, ce travail gestuel qui se rapporte à la parole énoncée
peut à la fois illustrer ce qui est dit, le contredire ou le commenter. Cette
« valse conversationnelle », pour reprendre une autre expression de
Csepregi (2008, p.92), crée alors instantanément des courts-circuits, des
irruptions et des associations de sens pour le spectateur. Dans le cas de BABEL(Words), où le récit
biblique de la tour de Babel est l’inspiration première, le recours à une
parole dont le sens premier des énoncés est brouillé ou décuplé par
l’expression corporelle s’avère particulièrement judicieux. L’incompréhension
et la confusion régnant entre les hommes, selon la volonté de Dieu, y est adroitement matérialisées.
Dans quelques-uns de
ses spectacles, la voix est aussi utilisée en tant que simple système sonore et
expressif. Toujours dans BABEL(Words),
une séquence illustrant les douanes d’un aéroport laisse entendre les
interprètes s’exprimer dans leur langue maternelle. Au travers de ces paroles,
forcément non comprises par la totalité du public, quelques clichés sont
pourtant captés par le spectateur : le voile de la femme arabe pose
problème, il est question d’informatique avec les Japonais, d’alcool avec
l’Anglaise, etc. Encore une fois, Cherkaoui ne va pas à l’encontre des préjugés
véhiculés à l’endroit de certaines communautés. Il les évoque plutôt, non sans
humour, afin d’en révéler les zones grises. Peut-être met-il ici en relief ces
préconceptions qui nous habitent tous, puisqu’il acquiescerait à l’idée,
développée par Gadamer, selon laquelle toute interprétation, menant à une forme
de compréhension, ne saurait être indépendante de nos préjugés? Autrement dit,
Cherkaoui semble mettre de l’avant le fait que les idées reçues – qui divergent
selon la tradition et l’histoire qui nous traversent – participent
inévitablement de nos horizons de précompréhension à partir desquels nous
interprétons le monde (Grondin, 2006, p. 41). En des termes plus
herméneutiques, je tendrais à affirmer que, par ce recours à la voix, ce
chorégraphe prend acte du mouvement circulaire de la compréhension, que Gadamer
nomme le cercle herméneutique, qui permet en soi de s’ouvrir à l’Autre et
d’entamer une forme de dialogue (Ibid.,
p. 59).
Comme le soulevait la
grande chorégraphe allemande Pina Baush, « la réalité ne peut pas toujours
être dansée » (2), elle doit parfois se faire entendre. Elle permet à ce
créateur, dans ce cas-ci, de commenter littéralement, soit par le texte et la
matérialité vocale, ou symboliquement, par le geste joint à la parole, certains
aspects de la réalité des sociétés multiculturelles, où notre coexistence nous
incite à relever de nombreux défis.
L’existence
de l’homme est corporelle (3)
En résumé, le corps
vivant s’inscrit indubitablement au cœur du discours artistique de Cherkaoui.
Plus précisément, ce sont les mouvements que nous déployons inconsciemment au
quotidien qui constituent la véritable pierre d’assise de son langage
chorégraphique, pour autant que ceux-ci engagent une conversation singulière et
ininterrompue avec le monde environnant ainsi qu’avec les individus qu’il
renferme (Csepregi, 2008, p. 61). S’il use de la matérialité du corps de
ses interprètes, en ce sens qu’il en expose les facultés intrinsèques de
communication, ce créateur tire également parti de leur potentiel d’évocation
en préservant leurs marqueurs identitaires, leur récit personnel. Ainsi, un
travail corporel de proximité axé à la fois sur les composantes constitutives
du corps de même que sur ses dimensions narratives et personnelles lui permet
de renouveler sans cesse cette volonté d’échange et d’interaction qui caractérise
le dialogue interculturel.
Notre appartenance à un
monde commun, en dépit de nos adhésions à des sphères culturelles distinctes,
se trouve ainsi illustrée par divers procédés chorégraphiques. Les
collaborations de Cherkaoui témoignent, par conséquent, de notre condition
corporelle commune ouvrant vers une possibilité de mise en partage des
perspectives, des connaissances et des désirs qui nous portent tous intimement.
Autrement dit, par les voies de la création, celui-ci atteste de cet ancrage
partagé qui assure la commensurabilité
ou la porosité de nos univers de sens respectifs.
En somme, Cherkaoui
réitère cette impossibilité d’ignorer notre expérience corporelle lorsque vient
le temps de faire la lumière sur nos relations sociales. À l’heure où les tensions entre différentes communautés
culturelles riment avec un repli identitaire, de telles créations artistiques
démontrent sans naïveté que les avenues de rencontre, qui s’avèrent à la fois
nombreuses et incontournables, renferment un indéniable potentiel de
transformation identitaire. Elles affirment que prendre conscience des
multiples représentations possibles du monde permet ultimement d’éclairer notre
compréhension de soi, car, comme le mentionne Cherkaoui : « les
autres sont autant de miroirs qui incitent à la remise en question. »
(2006, p. 21) L’expérience de l’altérité, qui est d’abord sollicitée dans
les processus de collaboration avant d’être ensuite esthétisée par ce
chorégraphe, semble révéler, à la lumière des écrits philosophiques de Gadamer,
que comprendre l’Autre, c’est avant tout se laisser entraîner dans son jeu, se
laisser happer par sa tradition et ses histoires et accepter, finalement, que
notre perspective s’amplifie, voire se métamorphose, par sa simple présence.
(2) Cité par Michèle Febvre (1995, p. 59).
(3) En référence à une expression de David Le Breton, dans son ouvrage Corps et sociétés (1988, p. 11).
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